lundi 4 janvier 2010

Albert Camus : L'absurde, l'amour et la mort



En 1940, Albert Camus quitte sa terre natale. Après l’entrée en guerre de la France, il n’a pas été mobilisé en raison de ses problèmes de santé, de sa tuberculose.  Il ne reviendra en Algérie que de façon épisodique. Sans se retourner, il laisse derrière lui le souvenir de son premier mariage, malheureux, en juin 1934, qui n’aura tenu que deux ans, avec Simone Hié. Entre eux, de la morphine d’un côté, des infidélités de l’autre. Sans doute aura-t-il plus de chance avec Francine Faure, pianiste et mathématicienne qui saura fermer les yeux sur sa liaison avec l’actrice Maria Casares. Une liaison, non. Un malentendu sans doute à double titre mais pour la grande comédienne du futur Festival d’Avignon un premier grand amour. La pièce s’appelle Le malentendu. Maria Casares à qui on propose le rôle de Martha assiste à une lecture par l’auteur, un jeune homme qui vit seul à Paris. Son épouse étant restée en Algérie. La passion est immédiate.

Maria Casares et Jean Vilar, document Radio France
Maria Casares et Jean Vilar
En 1944, Maria Casares et Albert Camus apprendront ensemble la nouvelle du Débarquement de Normandie. Elle saura aussi tout du rôle que son amant a tenu dans la Résistance à partir de 1941 au sein du réseau Combat. La fin de la guerre les séparera de la même façon qu’elle met un terme à d’autres clandestinités mais ils se retrouveront presque par hasard en 1948. Lui mondialement connu après avoir publié La Peste en 1947, elle ayant terminé à Rome le tournage de La Chartreuse de Parme avec Gérard Philipe. Ce dernier, également proche de Camus a créé Caligula en septembre 1945 au théâtre Herbertot. Une pièce en quatre actes et en prose ébauchée en 1938, publiée en 44 et montée l’année suivante. On dit qu’elle serait la plus belle du théâtre de Camus et en tout cas celle qui révéla Gérard Philipe.

Seule la mort de Camus sépara en 1960 ce fils de la Méditerranée et l’ardente galicienne. Francine Faure savait tout cela et il est probable qu’au sein du couple, il y ait eu cette sorte d’arrangement au nom d’une certaine liberté que l’un sans doute plus que l’autre tenait à préserver, un peu à l’image de Sartre et de Simone de Beauvoir…

Lors de son arrivée en France en 1940 avec Francine Faure, le jeune couple s’est installé à Paris. Albert Camus est entré à Paris-Soir comme secrétaire de rédaction. Le journalisme lui permettait d’être en phase avec le monde réel, un monde concret souvent plus complexe que celui des idées qu’affectionnent les littéraires. Et puis, très vite il a fallu déménager vers la zone libre tant les attaques allemandes étaient virulentes à l’égard du quotidien parisien de la rue du Louvre et de Jean Prouvost. Deux ans plus tard, en 1942, publication de deux textes : un roman L’Etranger et un essai dédié à Pascal Pia Le mythe de Sisyphe. Deux ans après avoir quitté l’Algérie, Albert Camus l’inconnu est désormais reconnu. L’Etranger lui vaut une solide notoriété. On salue un  style aux phrases courtes mais incisives comme des lames, parfois banales comme le jour ou plus profondes comme la nuit. Lyrisme, absurdité. Et  puis il y a ce Meursault,  personnage clef de L’Etranger qui apparaît comme un héros de notre temps. C’est à ce même cycle de l’absurde qu’appartient Le Malentendu, publié en 1944.

En 1943, Camus est lecteur chez Gallimard. Plus tard, il va rencontrer Sartre. Entre les deux hommes va naitre une amitié définitivement impossible. L’œuvre de Camus est-elle teintée d’existentialisme et notamment Caligula qui fait toujours partie de ce cycle de l’absurde ? Camus s’est défendu de toute appartenance à ce mouvement et la rupture avec Sartre qui voit l’existentialisme au clocher de Saint-Germain des près ou plutôt à la terrasse du Café de Flore dans la France de l’après guerre sera effective en 1952 et le clou plus enfoncé encore en 1956 avec La Chute même si au passage Camus se blesse lui-même avec le marteau d’un texte jugé pessimiste. 

La déchirure algérienne

1956 dans le monde de Camus, c’est bien évidemment l’insurrection de Budapest, la crise de Suez mais surtout la montée de très vives tensions en Algérie, la visite qualifiée de désastreuse de Guy Mollet reçu par des jets de tomates et puis le sang coule, la violence s’installe, les attentats se multiplient. Un malheur personnel pour Camus dans les pages de l’Express où il signe plusieurs articles. Il ira même à Alger pour un appel à la réconciliation mais l’enfant du quartier algérois de Belcourt est plus seul que jamais. La guerre fait flamber toutes les déraisons et attise les passions à blanc.  Les Français d’Algérie, les pieds-noirs méprisent Camus tandis que les Algériens lui reprochent ses positions jugées trop tièdes. La blessure est profonde et la cicatrice durable. L’année suivante est celle du Prix Nobel de littérature pour Albert Camus. Ce n’est pas une grande surprise car son nom circulait avec insistance depuis plusieurs années déjà mais La Chute, un an plus tôt, achève de convaincre les indécis, Camus est choisi « pour son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes. » A l’occasion de la remise du prix, Camus se souviendra de son instituteur Louis Germain et lui rendra un vibrant hommage.

En 1958, publication des Discours de Suède après l’Exil et le Royaume. Camus achète une maison dans le sud du Luberon à Loumarin sans doute parce que la lumière et le ciel lui rappellent un bonheur perdu au delà de l’horizon.

"Nous ne vivons vraiment que quelques heures de notre vie…"
Albert Camus, l'Envers et l'Endroit 

Le 4 janvier 1960 vers 14h15, une puissante voiture de luxe, une Facel Vega qui circulait sur la RN 5 en direction de Paris à une vingtaine de kilomètres de Sens quitte brutalement la chaussée et s’écrase contre un arbre. Selon l’information que relate Le Monde : « sous la violence du choc la voiture s’est disloquée. Une partie du moteur a été retrouvée à gauche de la route, à une vingtaine de mètres, avec la calandre et les phares. Des débris du tableau de bord et des portières ont été projetés dans les champs dans un rayon d’une trentaine de mètres. Le châssis s’est tordu contre l’arbre ».

La voiture est celle de Michel Gallimard, neveu de l’éditeur Gaston Gallimard. Albert Camus ayant prévu de se rendre à Paris avait acheté un billet de train lorsqu’il reçut dans sa maison de Loumarin la visite de Michel Gallimard qui tout naturellement lui proposa une place dans sa voiture. Albert Camus sera tué sur le coup, Michel Gallimard succombera à ses blessures quelques jours plus tard. Dans la carcasse du véhicule, on retrouvera la sacoche de l’écrivain contenant le manuscrit en cours d’écriture du Premier homme, son journal, Le Gai Savoir et Othello. Et son billet de train inutilisé.

Albertl Camus avait 47 ans. Il est enterré au petit cimetière de Loumarin. Il y repose aux côtés de sa femme, Francine Faure.


Gérard Conreur pour France Culture,4 janvier 2010

Lire aussi : Camus, l'étranger

Camus, l'étranger



Pourquoi l’étranger en titre de ce dossier ? Est-ce parce que L’Etranger vaut à Albert Camus son premier grand succès ? Mais Camus n’est-il pas un étranger à Paris après avoir quitté son Algérie natale en 1940 ? A moins que dans la marche du temps qui conduit à l’indépendance algérienne il ne soit devenu doublement étranger pour une communauté des pieds-noirs qui l’exclue. Et pour nombre d’Algériens qui ne le reconnaissent pas. Enfin, Camus c’est l’étranger aux idées admises et aux chapelles établies. 



Une enfance algérienne

Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi aujourd’hui Dréan dans le Constantinois près de Bône, rebaptisée Annaba après l’indépendance algérienne, au sein d’une famille modeste. La région, agricole, est alors connue pour son tabac et ses vignes.  Les Camus sont arrivés assez tôt en Algérie venant du bordelais, d’Ardèche ou peut-être d’Alsace. Lucien Camus, père d’Albert, caviste dans un domaine viticole des environs, est d’ailleurs né en Algérie en 1885. Agé de 25 ans, il épouse en novembre 1910, Catherine Sintès, elle-même née en Algérie en 1882 de souche espagnole. Ils auront deux fils : Lucien Jean, l’aîné et Albert.

Dans l’année qui suit la naissance d’Albert Camus, son père Lucien est mobilisé en septembre 1914. Très peu de temps après son arrivée au front, il est grièvement blessé durant la bataille de la Marne (6-12 septembre 1914) et meurt moins d’un mois plus tard. Albert Camus n’aura donc pratiquement pas connu son père. Avant même la mobilisation de son mari, la mère d’Albert Camus,  Catherine, qui ne sait ni lire, ni écrire, souffre de surdité et s’exprime avec difficulté, avait quitté la région pour s’installer avec ses deux enfants chez sa mère à Belcourt, un quartier pauvre d’Alger. Albert Camus y sera élevé à la dure par une grand-mère autoritaire tandis que Catherine s’épuise à faire des ménages. Il y a là aussi, Etienne, le frère de Catherine, sourd muet qui travaille comme tonnelier et un autre oncle qui tient une boucherie rue Michelet.  Années dures pour Albert Camus et dont il se souviendra dans L’Envers et l’Endroit.  

1923, une année décisive pour le gamin sur les bancs de la communale à Alger. Son instituteur, Louis Germain, a remarqué la vivacité intellectuelle de l’enfant et décide de s’occuper de lui, de lui donner un petit coup de pouce, le soir après les cours. Louis Germain va même inciter la famille à présenter le jeune Albert au concours des bourses contre l’avis de sa grand-mère car pour les Camus, les études ne servent à rien, il faut gagner sa vie au plus tôt. En 1924, Camus, reçu, entre comme demi-pensionnaire au lycée Bugeaud, devenu aujourd’hui le lycée Emir Abd-el-Kader et découvre alors un autre monde dont sont généralement exclus les fils d’ouvrier. Pas facile de s’adapter, de se faire des copains de classe lorsque l’on est pauvre. Cela aussi marquera son adolescence. Et puis, heureusement, il y a tout le reste, ces rêves, cet appétit de la vie. Camus est heureux de vivre et il se dépense sans compter dans cette Algérie qu’il aime tant. Il pratique la natation mais son sport de prédilection est le football dans lequel il commence même à se faire une certaine réputation comme gardien de but. 

La tuberculose

1930, l’année du Bac pour Albert Camus mais aussi l’année où il faut arrêter le sport à la suite de crachements de sang. La terrifiante tuberculose dont on peut encore mourir y compris lorsqu’on a dix-sept ans. Maladie mortelle qui fait peur. Dans les années trente, le remède contre la Tuberculose, c’est le sanatorium, les antibiotiques viendront plus tard. Le traitement est long. La maladie va faire un bout de route avec Albert Camus. Il va en souffrir durant plusieurs années lorsqu’une atteinte imprévisible le contraindra à de nouveaux examens, à de nouvelles cures de repos. A deux reprises, une simple visite médicale lui interdira l’accès à l’agrégation et au professorat, ce dont il rêvait. Nous sommes en 1937. Auparavant, il y a eu cette rencontre avec Jean Grenier dont Camus fut l’élève et plus tard l’ami. L’un de ses premiers textes, L’Envers et l’Endroit publié à Alger est justement dédié à Jean Grenier. 1936, c’est l’année du Front populaire en France mais pour Camus l’année qui voit l’échec de son premier mariage.  Ce milieu des années trente, c’est pour lui le temps des premiers engagements contre le fascisme qui submerge l’Europe, en Italie, en Allemagne, en Espagne avec la guerre civile et Franco. Son engagement au parti communiste puis son départ. Le parti l’accuse de Trotskisme et les camarades le savent favorable – trop favorable –  à la cause musulmane. A l’image de la plupart des formations politiques de l’époque, les communistes adoptent eux aussi une ligne coloniale qui sépare deux catégories de Français, les Français de souche dont les ancêtres étaient les Gaulois et les autres, les autochtones… les indigènes… avec toute la dose de mépris dont on peut saupoudrer ces deux mots. Or Camus se souvient de son enfance à Belcourt, de la pauvreté de sa famille, de la dureté de la vie, de cette maladie de la misère et de l’habitat insalubre qu’est la tuberculose. Comment pourrait-il trahir la condition de tous ceux dont il a partagé le quotidien ?

Alors que la rupture est consommée avec les communistes, Albert Camus entre au journal Alger Républicain proche du parti communiste algérien, une entité séparée du PCF car elle a ouvert ses rangs précisément aux autochtones. Pascal Pia, inclassable touche-à-tout, est le directeur de ce journal qui a du mal à boucler non pas ses éditions mais plutôt ses fins de mois et traverse d’éternelles difficultés financières ponctuées de saisies au point d’être surnommé par la presse coloniale le petit mendiant. Le grand reportage Misère de la Kabylie que publie dans ses colonnes le journal du 5 au 15 juin 1939 sous la plume d’Albert Camus, aura un impact considérable sur l’opinion mais en octobre 1939, l’aventure s’achève. L’Avenir Républicain est frappé d’interdiction par le régime de Vichy et ne reparaîtra qu’après le débarquement allié de 1942 pour connaître ensuite d’autres interdictions en 1955 notamment alors que se profile la guerre d’indépendance.


Gérard Conreur pour France Culture,4 janvier 2010

Lire aussi : Albert Camus : L'absurde, l'amour et la mort